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28 mai 2014

A Champvent le derby (1-0). Par Maylis de Kerangal.

Maylis de Kerangal (Prix Médicis 2010) était au Battoir pour suivre le derby Champvent-Orbe.  Femme de lettres, auteur de plusieurs romans dont Corniche Kennedy et La Naissance d’un Pont*, elle doit sa renommée à une style atypique et exceptionnel. Présente à Champvent dimanche passé et passionnée de football, elle livre, pour vous chers lecteurs, son récit du match.

*Aux éditions Vérticales, Maylis de Kerangal

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Dimanche, c’était jour de derby.

On sentait l’impatience des uns, l’énervement des autres. Champvent-Orbe, c’est une histoire longue, crépie par une rivalité sans fin, peut-être date-t-elle depuis toujours, cette rivalité, éventuellement n’est-elle qu’incandescente, naissante, mais le profane ne pouvait s’y méprendre, un remugle planait, celui d’une tension palpable. L’air était sec, des joueurs du Football Club de Champvent qui avaient joué le matin-même l’étaient tout autant; il faisait chaud, ces mêmes joueurs, regroupés derrière le but, rôtis par le soleil l’étaient aussi, chauds bouillants, belligérence bon enfant, prêts à en découdre avec leurs bibines, encore auréolés de leur victoire du matin acquise face au FC Venoge – dont on apprendrait plus tard qu’il s’agissait d’un score fleuve (5-0, ndlr), mais aussi d’une rivière sis à quelques kilomètres, comme la distance qui séparait le niveau des deux équipes.

Cette rivalité, éventuellement n’est-elle qu’incandescente, naissante, mais le profane ne pouvait s’y méprendre, un remugle planait

L'enjeu (certes)

On l’apprendrait ensuite, Champvent-Orbe, c’est une confrontation particulière. Particulièrement lorsque l’enjeu demeure entier comme c’était le cas dimanche passé, ce match ne compterait pas pour beurre, Dieu que non, on n’était pas là pour du remplissage, même à ça de la fin du championnat.

On établit facilement que pour le FC Champvent (44 points), le train marchait vite depuis le mois de mars – oui, en Suisse, on fait une longue trêve en hiver: du mois de novembre à mars pour les activités sportives; au travail c'est bien différent, ça oui, non, on bosse toute l’année et à tout rompre, pas de place pour une trêve du business, pas de pause professionnelle, on comprend facilement pourquoi ça marche la Suisse, pourquoi leur PIB grimpe perpétuellement tandis que le chômage baisse, doux corrollaires, oui, ce sont des bosseurs les Suisses – il fallait donc au FC Champvent prendre ces trois points, histoire de prendre un peu de marge sur le quatrième du classement, se distancer tout ça de plus du FC Aigle (43 points), le dernier opposant à cette tant convoitée 3e place.

Il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec on atterrit dans les étoiles.  Oscar Wilde

Hasta Siempre hurlerait-on, rassembleurs, la devise du club qui retentit, "il faut toujours viser la lune, car même en cas d’échec on atterrit dans les étoiles" écrivait Oscar Wilde. En sondant le public présent, on établit facilement que cette 3e place n’était qu’une vaste chimère en début de saison. Car si le FC Champvent – quel nom de village ! – en est là aujourd'hui, si il finit si bien, il avait pourtant bien mal commencé (ndlr, le FCC a perdu ses trois premiers matchs du championnat).

On établit aussi que pour le FC Orbe (20 points), la lutte était à l'opposé de la suprématie mathématique, le train était en retard, la machine enrayée depuis la reprise du fameux mois de mars; ça ne surfait sur rien, surtout pas sur la vague de succès, la spirale avait tout du négatif, la menace de la barre planait. Les « sang et or » comme ils s’appellent - toute ressemblance au RC Lens est purement fortuite - transpiraient l’odeur âcre de la mort sportive, que l’on imaginait à peine en début d’exercice 2013-2014, semblerait-il et à en écouter les supporters présents. Pour l'urbigène – quelle nomenclature là encore ! –, chiper au moins un point ici-même pour se distancer de cette guillotine qu’est la barre, mais aussi de cette place de barragiste honnie, puisque, on l’apprendrait bien plus tard, l’antépénultième du classement jouerait un barrage contre la culbute.  Nul besoin d'être un Vaudois pour comprendre que cela concernait directement les gens venus d’Orbe.  Les gens de Champvent, vue sur le château, serviles à une époque mais aujourd'hui châtelains en goguette, en étaient ravis, semble-t-il: adieu le bon voisinage, quelle mesquinerie, bonjour la rivalité régionale.

Les forces (oui)

Le match, on le suit alors depuis la touche. Patiemment. On observe, on se tâte, on écoute et on enregistre, on veut rester neutre, mais doit-on soutenir l’équipe locale qui vise un but iconoclaste: ils en rêvent de cette 3e place même si elle ne sert à rien, si ce n’est à parfaire des buts narcissiques: 3e ou 8e franchement ça change quoi, ils sont sauvés les bougres, ils ne sont menacés par aucune barre, mais ils sont bien poussés par les anciens du club et les assoifés derrière le but qui apparemment appréhendent le derby comme la peste, allez les gars, allez les mecs, la rage, bougez-vous, vaincre ou mourir, d’évidence rien ne comptera jamais pour beurre dans le football, surtout face à Orbe. Il faut les vaincre à tout prix, il faut les enfoncer, les envoyer plus bas, pour les sentiments, on réfléchirait dans une autre vie.

La corruption (non)

Depuis la touche, par l’entremise d’un téléphone arabe qui a forcément mal fonctionné, impossible autrement; on entendait la Présidente du FC Orbe – une femme aux commandes d’un club de foot, merci la Suisse, chez nous ça n’existe pas – qui semblait espérer (ou penser, ou s’imaginer, ou rêver, allez savoir) qu’en face, ces gens de Champvent ferait une fleur ou un cadeau quelconque, qu'ils n’aligneraient pas leur meilleure équipe, histoire d’aider le voisin à se maintenir dans la division. Très vite bien sûr, on comprit que c’était bien mal connaître le club du Président Meylan: ouf, l’honneur est sauf, ils ne braderont rien, la corruption suisse non merci, bof bof pas trop, chez nous en France on l’aurait compris mais de ce côté-ci des Alpes un peu moins, malgré le Crédit Suisse, malgré le Gripen, quoi que nous avons quand même Copé, chez nous…

La beauté (italienne)

Revenons au match. Quelques minutes suffisent à notre bonheur. En attaque, le FC Champvent a deux hidalgos, deux esthètes que la beauté ne trompe guère: ils sont italiens.

L’honneur est sauf, ils ne braderont rien

On aime les observer, ripolinés pile-poil, élégants au naturel; le premier est bagarreur, fouineur, il joue des coudes aussi bien que des pieds, il est partout, frôle le mètre 95, il a cette tonsure noire sombre qui doit venir tout droit du sud, une élégance qui ne sied pas à Untel ni à Monsieur Toutlemonde, il rayonne davantage que la moyenne, il a d’ailleurs tout pour lui: sourcils épilés, puissance furibonde, un temps d'avance, et voilà que les adversaires s’écartent face à tant de robustesse, ils tombent sous son joug comme ils tombent sous ses coups, depuis la touche, on l’apprend vite, il s’appelle Marco Galati.

En attaque, le FC Champvent a deux hidalgos, deux esthètes que la beauté ne trompe guère: ils sont italiens

Son partenaire – Albino qu’il s’appelle – l’accompagne dans une grâce informelle, il se glisse à ses côtés, l’épaule dans ses missions offensives, étale son talent à un public qui semble acquis à sa cause, oh, ah, eh, ouhh murmure-t-on lorsqu’il s’accapare du ballon, les cheveux longs sur un talent qui l’est autant; on le sent immédiatement, pour cet Albino rien ne semble trop difficile, rien n’est forcé, ni dans la gestuelle ni dans la manière: foulées calmes et vitesse constante, un silence s’abat lorsqu’il palpe le cuire, quand il caresse le ballon l’adversaire s’efforce de le pourchasser mais lui ne change pas sa trajectoire, droit au but, et même s'il ne semble pas si rapide, Bencivenga, il détale à tout-va, il fuit ses cerbères qui ne le rattrapent guère, il profite des espaces que lui procure l’étalon Galati, il est intelligent, bien davantage que la moyenne, il ne semble jamais emprunté, même s’il aurait dû marquer quand son envoi est renvoyé par un adversaire puis par le poteau (34e).

Le but (le seul)

Juste après l’heure de jeu, ces deux s’unissent pour le meilleur (Champvent) et pour le pire (Orbe). Ensemble ils font joujou avec une défense gaillarde, se passent la baballe, usent d’un flegme tout à fait italien, commencent leur œuvre dans l’axe, progressent en direction du but, et voilà que subitement les yeux du public commencent à frétiller (Champvent), tandis que les autres commencent à se méfier (Orbe). Leur complémentarité est latente, entre italiens on se comprend sans chichi: un simple une-deux, but, goal, célébration totale, bras dessus bras dessous, les deux sont unis par la nation italienne et par le sang chanvannais, ils appellent alors les coéquipiers à venir festoyer avec eux quand, dans un élan pudibond les copains arrivent, sautent sur les deux élus, le tableau d’affichage dont les ampoules commencent à manquer indiquent la sentence: 1-0 pour les gens de Champvent.

Orbe, jusqu'alors, avait tout su repousser. Mené, comment pouvait-il réagir? Sachant que le dernier rempart urbigène était le meilleur élément de son équipe - dans le jargon on dit que cela démontre la fébrilité d’une équipe - on comprend alors davantage la situation dramatique au classement. Quand son gardien de but est la vedette, quand ce gardien concentre les regards du public tout en irritant ses propres coéquipiers – les gardiens ne sont-ils pas aussi égoïstes que les attaquants? – par un langage si peu familier, on comprend bien que le FC Orbe ne maîtrise plus rien, pas même ses propres atouts, surtout pas sa place au classement qui s'effiloche comme la peau des joueurs de la réserve du FC Champvent sis derrière le but, occupés à boire la Venoge et son quota d'alcool, eux ne manquent pas la moindre occasion de titiller les joueurs adverses - ce derby en est bien un, jusque dans les tribunes, enfin, plutôt devrions-nous parler des alentours du terrain dit du Battoir et de ses quelques 200 spectateurs disparates bien disciplinés et aguillés (mot suisse qui signifie tenir debout, qui s’applique encore aux joueurs derrière le but) sur une barrière heureusement solide qui délimite l’espace des joueurs de ceux des spectateurs.  Las, Orbe semble incapable de revenir, bien désarmé après avoir si bien résisté.

Champvent défend (bien)

Après quoi plus rien ne sera marqué. Dans le football, on a pour objectif de marquer davantage de but(s) que son adversaire; une fois l’avantage pris on recule pour mieux attaquer, et la défense du gardien Yéyé a tout repoussé, presque trop facilement, même timidement, sa seule inquiétude venant dans les arrêts de jeu: 93e montre suisse en main, les ampoules restantes du tableau d'affichage le confirment. La frappe d’un joueur du FC Orbe frôle le cadre du but, ah, ohhh; corner!, s'exclame alors l'arbitre, il avait bien tort, nous étions juste derrière le but et que nenni, c'était un dégagement à cinq mètres, il n'en a que si peu touché, de ballons, le pauvre gardien que par la grâce des Dieux, l'homme en noir aurait pu lui offrir ce présent-là, histoire qu'il envoie le cuire sur la tête de son capitaine, occupé à toucher tout ce qui venait du ciel, non pas qu'il faisait du divin balle au pied - lui n'est pas italien vu sa dégaine - mais il touchait toutes les balles aériennes sans en partager la moindre.

L'arbitre (rit jaune)

L'homme en noir, justement, faisait jaser l'adversaire du Football Club de Orbe.

La frappe d’un joueur du FC Orbe frôle le cadre du but, ah, ohhh; corner!

Qui jugeait les décisions arbitrales à sens unique, les vents contraires s'abattent contre soi lorsqu'on coule, partout on voit le mal, partout on voit du noir, on le broie, un peu de clémence, par pitié, pourquoi tout se retourne-t-il contre nous?, l'homme en noir distribuait les cartons jaunes à tout-va, un urbigene réclamait ici, un autre hurlait en sa direction, sont où tes lunettes, t’es aveugle ou bien – le fameux "ou bien" suisse, ils l’emploient dans tous les états, mêmes seconds. L’arbitre, d’ailleurs, en prenait pour son grade, au moins autant que ce gardien de but qu'on prenait alors plaisir à réprimander – on l'a bien dit, quand on a l'impression que tout le monde est contre soi, autant son propre gardien que l'arbitre, mais où va-t-on décidément?. Peut-être le FC Orbe prend-il la direction la 3e ligue, peut être pas, il n'empêche que les avertissement continuaient de tomber comme des fruits mûrs pour Orbe, un quota inversément proportionnel du nombre de ses occasions d'égaliser.

1-0 (logique)

Plus rien ne sera marqué. 1-0 pour Champvent. Le derby est sien. Les gens du Battoir ont vaincu ceux du Puisoir. Logique. Mérité. Qui reflète tout à fait les places au classement.  Orbe continuera sa lutte pour ne pas descendre; Champvent restera sur le podium au moins pendant les jours à venir. Autre spécificité helvétique, même pour un match de 2e division locale, une caméra a tout vu, tout filmé (Footmag.ch, ndlr), on apprenait plus tard que sera même commenté par un professionnel et distribué gratuitement sur la Toile, Facebook, Twitter, etc. la totale, là encore vu de France, cela ressemble à l’improbable, les moyens nous manquent vous savez. A moins que Copé...

Maylis de Kerangal (en rentrant à Paris).

1 commentaire:

Sacha a dit…

Evidemment, nous aurions aimé avoir l'excellente Maylis de Kerangal sur ce blog. Mais ce n'est ici qu'une pâle imitation. Désolé à tout ceux qui y ont cru. Becs.